« Poison violent du Cameroun »

La toxicologie analytique recouvre plusieurs domaines d’application (toxicologie biologique, médico-légale, environnementale, santé au travail) et notre activité est généralement réalisée sur prescription médicale ou mission de justice. Mais parfois, nos analyses sont réalisées avec des objectifs plus fondamentaux (« recherche »), incluant des documentations d’usage de substances à travers le temps et les populations (ethnotoxicologie) [Maccé M. et al. Biology 2021;10(12):1271]. C’est dans ce périmètre que nous vous proposons un cas, ou plutôt une histoire, qui présente un aspect particulier et émouvant. En 2022, une dame a contacté le centre antipoison (CAP) car elle avait retrouvé dans les affaires de son frère, M.H.A., décédé il y a plus de 30 ans, une enveloppe portant l’inscription « poison violent du Cameroun ». L’enveloppe a été adressée par la famille au CAP et son contenu a été soumis à analyse au laboratoire. Après échantillonnage et broyage, son contenu a été soumis à des criblages toxicologiques larges par CL-SM/SM et CL-SMHR dont les bibliothèques spectrales incluent un certain nombre de toxiques (et métabolites de toxiques) d’origine végétale [Gish A. et al. Toxicon 2022;210:39–43]. En complément, des analyses ciblées ont été également réalisées incluant une recherche/identification d’hétérosides cardiotoxiques par CL-SM/SM. L’enveloppe contenait des éléments végétaux pouvant correspondre, en premier abord macroscopique, à des feuilles, folioles ou graines. Les analyses toxicologiques ont révélé la présence d’ouabaïne (strophantine-g). Au final, le contenu de l’enveloppe a été identifié comme correspondant à des graines de Strophantus gratus. L’ouabaïne ou g-strophanthine est un hétéroside cardiotonique, majoritaire dans les graines de Strophantus gratus. Il s’agit d’une liane de la famille des Apocynacées, rencontrée habituellement dans les forêts primaires. L’ouabaïne est un inhibiteur puissant de la pompe Na+/K+-ATPase qui présente toutefois une très faible biodisponibilité par voie orale en raison de son caractère fortement polaire [Valente R.C. et al. The FASEB Journal 2003;17:1700–1702]. Au Cameroun, S. gratus joue un rôle important en médecine traditionnelle, en tant que tonifiant cardiaque. Les fruits ont été largement exportés en Europe pour l’industrie pharmaceutique. Les graines de S. gratus étaient également utilisées par les pygmées de l’ethnie Baka dans la fabrication des flèches empoisonnées durant les périodes de chasse ou de pêche (une pâte obtenue à partir de ces graines était enduite sur les pointes des flèches). Les résultats de l’identification du contenu de l’enveloppe a été transmis à la famille de Mr H.A., et les échanges et recherches qui s’en sont suivi, incluant des échanges de photographies retrouvées dans les affaires de Mr H.A., ont permis de préciser son histoire. Mr H.A. était ingénieur des eaux et forêts, envoyé au Cameroun entre 1981 et 1985 pour inventorier les forêts du sud, dans la région de Lomié, à la recherche d’essences de bois exploitables. Il y a vécu pendant 4 ans parmi les tribus pygmées de l’éthnie Baka, qu’il se désolait de voir rattrapées par la civilisation occidentale (alcoolisme, vie en lisière de forêt, etc.). Malheureux lors de son retour en France, négligé par son employeur et nostalgique de la vie trépidante qu’il avait vécue là-bas, il a mis fin à ses jours (arme à feu) en 1987. Ce cas constitue la première documentation analytique des données ethnologiques d’usage de Strophantus gratus par cette ethnie dans la confection de poison. Mais bien au-delà, il a constitué un support à des échanges ayant participé à un travail de mémoire (et probablement de deuil) de la famille.